Sur des centaines de mètres, le sillon du ferry drainait une écume blanche dans
des vagues fendues. La lune jouait à cache cache avec une bande de nuages sombres
dans un ciel obscur. L’horizon noir s’étendait à 360° autour de moi, seul au monde.
Enfin, pas tout à fait. Environ cinq cents autres passagers gravitaient dans ce navire,
naviguant toute la nuit en direction d’Igounémitsa, en Grèce. Un homme fumait une
cigarette sur le pont supérieur, un autre barbu discutait avec deux jeunes femmes
confortablement installées dans des relax à la proue du navire.
Je m’apprêtais à faire un truc qu’on voit dans les films. Çà m’excitait depuis
quelque temps, et je me disais « un jour, il faudra que je raconte cette histoire ». Je
lançai donc une bouteille à la mer. Bien qu’il restait un bout d’étiquette, Château
Cheval Blanc, j’ai pensé que la mer pouvait apprécier de digérer les restes d’un grand
cru classé. J’avais écrit sur un papier en bleu clair « Pour la femme de ma vie, celle que
mon coeur espère rencontrer, au bout de cet océan j’irai la chercher ? » Puis mon
adresse mail, mon téléphone. J’avais pris soin de plastifier la lettre. C’était un peu
ridicule, car soit la bouteille restait étanche et ce fut un geste inutile, soit-elle s’ouvrait,
et la bouteille coulait avec la carte plastifiée et le bout de plastique s’accumulerait à la
pollution généralisée des océans.
Un moment-charnière dans ma vie où le besoin de rompre relevait du besoin vital
d’exister. Je me suis donc retrouvé à lancer cette bouteille quelques jours à peine où
j’avais démissionné de mon poste d’employé de banque, n’en déplaise à ma tendre
Epoline qui en son temps avait fait des pieds et des mains pour m’obtenir ce poste
auprès de mon supérieur, qui n’était autre que son père. J’étais devenu un « agent
contact clientèle » à manipuler toute la journée des billets de banque, de la paressasse à
foison, et à interpréter des chiffres qui ne m’intéressaient guère. Et comme cela ne
suffisait pas, on me forçait de vendre des produits d’épargne et financiers, dont la
plupart de mes clients n’avaient que faire.
Ma décision fut prise. Partir. Fuir mon boulot. Enrichir ma vie autrement, larguer
les amarres, virer de bord… et subir la colère d’Epoline !
Moi mon truc, c’est écrire des histoires. Inventer des scénarii, créer des émotions
avec des mots et parvenir à émouvoir les coeurs de marbre. Mais je ne suis pas
Guillaume Musso, ni Marc Levy et encore moins un auteur tout court puisque mes
textes ne dépassent pas le stade de mon ordinateur.
J’avais donc décidé de rebondir vite après ces ruptures, arrosées au Château
Cheval Blanc. Un premier verre partagé avec moi-même, et la bouteille entière
engloutie, toujours partagé et encore avec moi-même. Jeter une bouteille à la mer quatre
engloutie, toujours partagé et encore avec moi-même. Jeter une bouteille à la mer quatre
jours après la fin d’une histoire vieille de quatre ans témoigne de ma volonté d’un
rebond rapide. « Surtout ne pas perdre de temps, car il était fort possible que dans 30
ans, je serai peut être déjà mort », me consolai-je. La vie est un contrat durée
déterminée que je comptais explorer sous toutes ces formes avant qu’un écran noir
ferme mes yeux, à tout jamais. Mon coeur en demi-sommeil depuis trop de temps,
j’aspirais à vivre ma vie comme un explorateur s’engouffre dans la jungle, Que Dieu
me pardonne si pour cela je devais laisser partir Epoline !
Je n’avais parlé à personne de mon projet sauf à mon ami, Meziane. Il avait bien
compris que le monde de la banque ne me correspondait pas. Mais il m’avait aussi jeté
au visage le caractère très aléatoire de ma requête d’un nouvel amour, ou au mieux
d’une sirène du fonds des mers, et m’avait signifié que mon pseudo romantisme allait
tout droit me mener au fond du précipice. Il avait insisté sur les mérites des sites de
rencontres à 9,99 euros par mois, et choisir un profil féminin depuis mon canapé,
comme on feuillette un catalogue. C’était bien mal me connaître. Les femmes ne sont
pas pour moi des fonds d’écran à faire défiler sur mon Iphone. On s’est engueulé. Une
nouvelle fois. Meziane a conclu que j’allais sans doute boire encore pas mal de
bouteilles, seul, et devoir en jeter un certain nombre avant d’arriver à trouver l’amour
fou. Qu’importe, j’ai claqué la porte de son studio, furibond et fâché, emportant la
bouteille précieusement, conforté dans mon projet.
Au petit matin, toute cette histoire s’était dissipée. « Ce n’était qu’un rêve ! ». Je
soupirai, saisi par ma quête d’aventure imaginée dans mes songes. Mais tout avait l’air
si vrai. Le ferry, les vagues, la bouteille à la mer, Meziane, tout cela se dissipait en un
instant… La seule chose qui n’avait pas changé, c’était l’absence d’Epoline depuis
qu’elle avait claqué la porte.
J’ai allumé la radio pour chasser mes idées noires et me remettre à m’intéresser au
monde. L’actualité des autres ces dernières heures avait en effet été sans importance
pour moi. La radio a annoncé une baisse du CAC40, une montée de la violence au
Kazakhstan, un transfert record pour un footballeur argentin de huit ans, une nouvelle
affaire de harcèlement sexuel par un élu de la République…J’ai mangé un reste de
ratatouille et me suis couché en écoutant le vent fouetté les arbres. Epoline occupait
mes pensées. Sur une chaise, il y avait son pull jaune qu’elle avait oublié d’emporter.
« Ça suffit, je te quitte » m’avait-elle balancé.
Le lendemain soir, je cuisinais tranquillement un gratin de pâtes en écoutant une
compile de Johnny Hallyday qu’Epoline détestait, quand tout à coup je la vis
apparaître dans le salon. Elle baissa la musique, expliqua qu’elle avait sonné sans
succès à cause du « bruit de dingue chez toi », insistant légèrement sur le « toi ». Je me
suis demandé si je ne rêvais pas à nouveau. J’eus à peine le temps d’envisager qu’elle
venait raviver la flamme d’un amour qu’elle avait annoncé comme une fin de non
recevoir. Elle mitrailla sans équivoque être venue me rendre les clés ainsi qu’un énième
carnet « de tes pensées à la con » fit-elle, qu’elle avait trouvé la veille sur mon bureau
alors qu’elle cherchait une clef usb pour sa mère. Elle se moqua délibérément de ma
façon d’écrire, considéra que j’étais un raté, que si je voulais démissionner ce n’était
plus son problème, et qu’il serait bien temps que je vive sur « terre plutôt que dans la
lune » ! Elle gloussa comme devant une mauvaise série Netflix les soirs où le Château
du Cheval Blanc rend le rire facile puis, elle m’acheva sur le champs en citant la
réaction de sa mère « Quel rêveur minable ce type ! ».
J’ai compris à cet instant qu’Epoline et moi, c’était bel et bien fini.
Je m’en veux encore d’avoir écrit mon rêve sur mon carnet. Avant que ma
mémoire ne l’oublie, c’est un vieux réflexe qui me coûte cher aujourd’hui. Ce même
carnet sur lequel Epoline était tombé ! Mais ce n’était qu’un rêve, bordel, rien de plus
qu’une histoire ! Elle n’y avait vu que du pathétique et non une once de poésie.
Ce soir-là, j’ai mangé mon gratin de pâtes devant la télé, en buvant un Château
Cheval Blanc, et je me suis inscrit sur Meetic choisissant un pseudo « bouteillealamer »
bien qu’il me paraisse un peu trop désuet, à présent…
11/01/21