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Bouteille à la mer

Dernière mise à jour : 24 févr. 2021

Sur des centaines de mètres, le sillon du ferry drainait une écume blanche dans

des vagues fendues. La lune jouait à cache cache avec une bande de nuages sombres

dans un ciel obscur. L’horizon noir s’étendait à 360° autour de moi, seul au monde.

Enfin, pas tout à fait. Environ cinq cents autres passagers gravitaient dans ce navire,

naviguant toute la nuit en direction d’Igounémitsa, en Grèce. Un homme fumait une

cigarette sur le pont supérieur, un autre barbu discutait avec deux jeunes femmes

confortablement installées dans des relax à la proue du navire.

Je m’apprêtais à faire un truc qu’on voit dans les films. Çà m’excitait depuis

quelque temps, et je me disais « un jour, il faudra que je raconte cette histoire ». Je

lançai donc une bouteille à la mer. Bien qu’il restait un bout d’étiquette, Château

Cheval Blanc, j’ai pensé que la mer pouvait apprécier de digérer les restes d’un grand

cru classé. J’avais écrit sur un papier en bleu clair « Pour la femme de ma vie, celle que

mon coeur espère rencontrer, au bout de cet océan j’irai la chercher ? » Puis mon

adresse mail, mon téléphone. J’avais pris soin de plastifier la lettre. C’était un peu

ridicule, car soit la bouteille restait étanche et ce fut un geste inutile, soit-elle s’ouvrait,

et la bouteille coulait avec la carte plastifiée et le bout de plastique s’accumulerait à la

pollution généralisée des océans.

Un moment-charnière dans ma vie où le besoin de rompre relevait du besoin vital

d’exister. Je me suis donc retrouvé à lancer cette bouteille quelques jours à peine où

j’avais démissionné de mon poste d’employé de banque, n’en déplaise à ma tendre

Epoline qui en son temps avait fait des pieds et des mains pour m’obtenir ce poste

auprès de mon supérieur, qui n’était autre que son père. J’étais devenu un « agent

contact clientèle » à manipuler toute la journée des billets de banque, de la paressasse à

foison, et à interpréter des chiffres qui ne m’intéressaient guère. Et comme cela ne

suffisait pas, on me forçait de vendre des produits d’épargne et financiers, dont la

plupart de mes clients n’avaient que faire.

Ma décision fut prise. Partir. Fuir mon boulot. Enrichir ma vie autrement, larguer

les amarres, virer de bord… et subir la colère d’Epoline !

Moi mon truc, c’est écrire des histoires. Inventer des scénarii, créer des émotions

avec des mots et parvenir à émouvoir les coeurs de marbre. Mais je ne suis pas

Guillaume Musso, ni Marc Levy et encore moins un auteur tout court puisque mes

textes ne dépassent pas le stade de mon ordinateur.

J’avais donc décidé de rebondir vite après ces ruptures, arrosées au Château

Cheval Blanc. Un premier verre partagé avec moi-même, et la bouteille entière

engloutie, toujours partagé et encore avec moi-même. Jeter une bouteille à la mer quatre

engloutie, toujours partagé et encore avec moi-même. Jeter une bouteille à la mer quatre

jours après la fin d’une histoire vieille de quatre ans témoigne de ma volonté d’un

rebond rapide. « Surtout ne pas perdre de temps, car il était fort possible que dans 30

ans, je serai peut être déjà mort », me consolai-je. La vie est un contrat durée

déterminée que je comptais explorer sous toutes ces formes avant qu’un écran noir

ferme mes yeux, à tout jamais. Mon coeur en demi-sommeil depuis trop de temps,

j’aspirais à vivre ma vie comme un explorateur s’engouffre dans la jungle, Que Dieu

me pardonne si pour cela je devais laisser partir Epoline !

Je n’avais parlé à personne de mon projet sauf à mon ami, Meziane. Il avait bien

compris que le monde de la banque ne me correspondait pas. Mais il m’avait aussi jeté

au visage le caractère très aléatoire de ma requête d’un nouvel amour, ou au mieux

d’une sirène du fonds des mers, et m’avait signifié que mon pseudo romantisme allait

tout droit me mener au fond du précipice. Il avait insisté sur les mérites des sites de

rencontres à 9,99 euros par mois, et choisir un profil féminin depuis mon canapé,

comme on feuillette un catalogue. C’était bien mal me connaître. Les femmes ne sont

pas pour moi des fonds d’écran à faire défiler sur mon Iphone. On s’est engueulé. Une

nouvelle fois. Meziane a conclu que j’allais sans doute boire encore pas mal de

bouteilles, seul, et devoir en jeter un certain nombre avant d’arriver à trouver l’amour

fou. Qu’importe, j’ai claqué la porte de son studio, furibond et fâché, emportant la

bouteille précieusement, conforté dans mon projet.

Au petit matin, toute cette histoire s’était dissipée. « Ce n’était qu’un rêve ! ». Je

soupirai, saisi par ma quête d’aventure imaginée dans mes songes. Mais tout avait l’air

si vrai. Le ferry, les vagues, la bouteille à la mer, Meziane, tout cela se dissipait en un

instant… La seule chose qui n’avait pas changé, c’était l’absence d’Epoline depuis

qu’elle avait claqué la porte.

J’ai allumé la radio pour chasser mes idées noires et me remettre à m’intéresser au

monde. L’actualité des autres ces dernières heures avait en effet été sans importance

pour moi. La radio a annoncé une baisse du CAC40, une montée de la violence au

Kazakhstan, un transfert record pour un footballeur argentin de huit ans, une nouvelle

affaire de harcèlement sexuel par un élu de la République…J’ai mangé un reste de

ratatouille et me suis couché en écoutant le vent fouetté les arbres. Epoline occupait

mes pensées. Sur une chaise, il y avait son pull jaune qu’elle avait oublié d’emporter.

« Ça suffit, je te quitte » m’avait-elle balancé.

Le lendemain soir, je cuisinais tranquillement un gratin de pâtes en écoutant une

compile de Johnny Hallyday qu’Epoline détestait, quand tout à coup je la vis

apparaître dans le salon. Elle baissa la musique, expliqua qu’elle avait sonné sans

succès à cause du « bruit de dingue chez toi », insistant légèrement sur le « toi ». Je me

suis demandé si je ne rêvais pas à nouveau. J’eus à peine le temps d’envisager qu’elle

venait raviver la flamme d’un amour qu’elle avait annoncé comme une fin de non

recevoir. Elle mitrailla sans équivoque être venue me rendre les clés ainsi qu’un énième

carnet « de tes pensées à la con » fit-elle, qu’elle avait trouvé la veille sur mon bureau

alors qu’elle cherchait une clef usb pour sa mère. Elle se moqua délibérément de ma

façon d’écrire, considéra que j’étais un raté, que si je voulais démissionner ce n’était

plus son problème, et qu’il serait bien temps que je vive sur « terre plutôt que dans la

lune » ! Elle gloussa comme devant une mauvaise série Netflix les soirs où le Château

du Cheval Blanc rend le rire facile puis, elle m’acheva sur le champs en citant la

réaction de sa mère « Quel rêveur minable ce type ! ».

J’ai compris à cet instant qu’Epoline et moi, c’était bel et bien fini.

Je m’en veux encore d’avoir écrit mon rêve sur mon carnet. Avant que ma

mémoire ne l’oublie, c’est un vieux réflexe qui me coûte cher aujourd’hui. Ce même

carnet sur lequel Epoline était tombé ! Mais ce n’était qu’un rêve, bordel, rien de plus

qu’une histoire ! Elle n’y avait vu que du pathétique et non une once de poésie.

Ce soir-là, j’ai mangé mon gratin de pâtes devant la télé, en buvant un Château

Cheval Blanc, et je me suis inscrit sur Meetic choisissant un pseudo « bouteillealamer »

bien qu’il me paraisse un peu trop désuet, à présent…


11/01/21

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